S’asseoir sur une table

Certains d’entre nous tricotent les mots entre eux, que des profs de Français s’amusent à détricoter, comme si c’était toujours travailler. Ils se disent humblement : « Les premiers qui ont tricoté les mots-mêmes sont les véritables inventeurs. Le premier mot d’entre tous, le mot « mot » : mmmmm, ooooo et… une troisième lettre pour rien, pour la postérité où nous nous trouvons. Du pur Génie. »

Certains aspirent des sons pour en associer les sensations. Nombreux artisans ont répondu à l’appel d’offres : « Recherchons Instruments Inversés. » Les idées ont fusé, la plus simple l’a emporté : une immense trompette avec, à son embouchure, la plus puissante pompe aspirante de mémoire d’aspirant, le tout rendu mobile grâce à un bas de caisse muni de roues.

Certains corrigent la Littérature en souvenir du long hiver de cette jeunesse qu’elle leur promettait éternelle, nuages épais et bas, sous lesquels ils ne vécurent que courbés pour y voir un peu. Pour eux, la Littérature n’est plus en soi, elle est une somme de corps rassemblés parfois lorsqu’ils empilent leurs livres. La corriger revient à la caresser en la touchant d’encre, et Elle se laisse aller à leurs doigts.

Certains, un beau jour d’un beau soleil, d’un beau ciel bleu, ont décidé de ne plus rien sortir de leurs bouches. Les pensées des uns des autres s’arrangeront directement entre elles, décidèrent-ils encore, pour concevoir, communiquer. Les Hommes auront désormais des cerveaux gros comme des roues de tracteurs pour émettre de grandes pensées, des mains avec des moignons de doigts sauf le majeur pour signifier au plus simple la pensée de colère, des ventres immenses comme des roues d’avions à force de ne pas lâcher leurs lestes mots. En tout et pour tout de vrais moyens de transport. Allez savoir s’ils se trouveront encore magnifiques entre eux.

Certains s’appréhendent les uns les autres comme des animaux en voie de disparition. Un butor par exemple. Ils aménagent des petites cabanes en pleine ville avec des petites fentes pour guetter l’espèce en danger. Ils la voient tourner en rond pour brouiller les pistes jusqu’à son habitat, introduire les clés de sa porte. Alors ils se précipitent : « Par pitié et pour notre propre survie, dites-nous si vous vivez en meute ! »

Certains, sans doute les plus graves, s’inclinent désormais devant la légèreté. Par expédient, par conviction, tout dépend.

Certains se sentent chanceux, qui prennent garde de ne jamais bouger.

Certains ont beau l’étudier, le mot « table » leur paraît évident, tout en admettant qu’il puisse désigner n’importe quoi. Ceux qui étudient le mot « bite » avec un bout de sérieux leur proposent donc de les échanger. D’autres encore se disent : « Ah la la, mais l’expression « s’asseoir sur une table » n’a alors plus du tout la même signification ! » Les derniers rajoutent : « Échangeons donc « s’asseoir » et « s’éreinter » et « s’asseoir sur une table » ne risquera jamais de devenir le titre d’un film classé « art et essai ». Au moins ne s’y masturberait-on pas le cerveau.

Certains considèrent tout cela notre nuit venue et allument leur lampe de chevet. Le flanc nu du corps de leur partenaire à leurs côtés aspire les sons, tricote tous les mots qu’il a inspirés, corrige la Littérature qui l’a tant gâché, oublie qu’il a une bouche et déroule ses courbes tant qu’on aimerait s’y transporter, appréhende à son tour les formes du considérant comme si elles étaient depuis longtemps disparues, retrouve sa légèreté, foi en sa chance et cette inspiration du moment qui lui propose de « s’asseoir sur une table ».

Cet article a été publié dans Saison 5 (2019-2020). Ajoutez ce permalien à vos favoris.

5 commentaires pour S’asseoir sur une table

  1. granmocassin dit :

    Pas de personnages, pas de décors, pas de récit avec des enjeux exposés, en gros tu t’assois sur les règles de la narration…
    Mais du style et un résultat tout à fait original.

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  2. guidru dit :

    T’imagines bien que c’était la commande d’Eric le perfide. Celui-là s’est fait couper les couilles de narration tout petit et oblige les autres à faire de même. Mais, bon, on ne l’en aime que plus. Terrible, le fonctionnement de ces satanés sentiments…
    Le 18 approche, mais faut-il nous voir pour risquer encore de les faire perdre ?

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  3. granmocassin dit :

    Et oui, tu l’as dit, on aime ceux qui nous contraignent, bigre quelle vie!
    Pour le 18, ça y est on a conjuré le sort, t’étais pas au courant? Quoi qu’il en soit et quoi qu’il se passe, je suis ouvert à se retrouver autour d’une bonne bière.

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  4. guidru dit :

    Non, pas au courant, qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ?
    Par contre, j’avais oublié que j’étais au fin fond des Cévennes la deuxième semaine des vacances. Le 18, je boirai donc des bières sans vous, et vice-versa j’imagine !

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  5. granmocassin dit :

    Ah d’accord, une expérience de déconnexion. Quelle chance d’être en vacances… Et bien j’espère que tu seras là pour le match retour, car en général c’est à ce moment que l’on peut vraiment leur porter l’oeil.

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