Les bibliothécaires

7794947169_le-bibliothecaire-de-40-ans-a-ete-denonce-par-ses-colleguesJ’entre dans la médiathèque vide par la porte de derrière, je descends par l’escalier central vers la bibliothèque adultes, dépose mes retours sur le bureau de la bibliothécaire grise, qui me lance un regard bleu métal fixe et froid et, sans me saluer, repousse la pile de livres d’une patte griffue et les fait glisser d’un geste vif sur le plateau magnétique : R. Bolaño, Nocturne du Chili, Bol 827372 ; C. Aira, Le Congrès de littérature, Air 827121 ; R. Arlt, Les Lance-Flammes, Arl 827601, etc…

puis, une fois le travail achevé, lève les yeux vers moi et passe une longue langue rose sur son vieux museau gris, comme si elle allait se jeter à ma gorge. Elle ouvre alors grand la gueule en tournant sa tête vers le plafond de verre et hurle à la mort. Je m’éloigne d’elle à reculons, m’enfonce entre les rayonnages du département Littérature étrangère, rayon hispanophone, et me saisis sans chercher, sans hésiter, du premier livre qui me vient sous la main, car je sans trop bien où il se trouve, habitué à toujours sortir les mêmes ouvrages : JL Bor 827084, Histoire de l’infamie ; puis d’un autre : R. Fre 827982, La Part inventée. Au bureau des emprunts, la sale bestiole qui m’a accueilli si aimablement halète ; la chaleur sans doute. Sans trembler, je l’ajuste, retiens mon souffle au moment où elle semble prendre son élan pour se détendre et lui fais exploser la boîte crânienne en pressant la détente du canon scié, collant du sang, de la cervelle et du poil plein les murs et le bureau. Le livre du dessus de la pile, E. Sab 827011, est maculé de taches rouges et blanches. Avec le soin que j’accorde à tout ce qui touche de près ou de loin au bien public, après avoir posé mon arme sur le coin droit du bureau, pas trop loin de ma bonne main, sortant de la poche de mon habit de taffetas gris un mouchoir de tissu blanc impeccable, j’essuie la couverture du Tunnel, protégée et c’est heureux par un fin pelliculage plastifié autocollant, et remets le mouchoir dans la poche d’où je l’ai tiré, puis range avec précaution, non sans balayer du regard l’espace alentour, les six livres sud-américains dans ma musette avant de repartir, mon gun en main, prêt à m’en servir de nouveau si besoin était, vers des cieux plus sereins, s’il s’en trouve encore, ce dont il n’est pas interdit de douter. Une fois de retour dans l’appartement, je me servirai un verre de Gevrey-Chambertin, un Charmes-Chambertin 1962 sorti de la meilleure cave de la ville, dans laquelle pour dire vrai j’ai pris l’habitude de me servir il n’y a que quelques mois. La bouteille ne quittera pas la table basse tant qu’elle restera à bonne température et accompagnera la relecture de Gloses. Il ne fait pas bon se projeter mentalement dans un avenir si proche et si plaisant, on en perd sa concentration et sa vigilance. En rêvassant ainsi, je ne vois pas venir vers moi une seconde bibliothécaire, dont la course rapide est sur le point de me surprendre quand je ne sais quel sixième sens me fait me retourner pour, au moment où elle va se jeter sur moi, de profil et tirant au jugé, l’abattre en plein envol.

E.B.

Cet article a été publié dans Saison 4 (2018-2019). Ajoutez ce permalien à vos favoris.

5 commentaires pour Les bibliothécaires

  1. guidru dit :

    En voilà un qui a réussi à tenir ses engagements efficacement !
    J’adore cette violence incompréhensible, le contraste avec la plénitude intérieure du personnage.
    C’est quelle bibliothécaire du carré d’art qui te fait cet effet ?

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  2. atelierlel dit :

    Aucune à vrai dire, j’ai rien contre les fonctionnaires territoriaux !

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  3. guidru dit :

    Tu sais, je fais grief au monde de la banque de beaucoup de choses et pourtant j’ai croisé il y a peu une banquière à laquelle j’aimerais faire tant de choses, en commençant par lui remplir sa jolie tirelire avec mon tiroir-caisse… Ce pourrait être une autre version du coup de fusil d’ailleurs.

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  4. atelierlel dit :

    Je suis encore jamais tombé amoureux, même pour trois secondes d’inattention, à la médiathèque !

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  5. guidru dit :

    Ce que je voulais dire c’est qu’on peut détester une fonctionnaire territoriale en particulier, indépendamment du fait qu’elle est fonctionnaire territoriale et qu’on n’a rien contre les fonctionnaires territoriaux.
    De la même manière qu’on peut aimer une banquière en particulier, indépendamment du fait qu’elle est banquière et que tout nous pousse contre les banquiers.
    Tout ça pour dire pas grand chose en définitive. Si c’est pas malheureux de tomber si bas… Je suis meurtri par moi-même.

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