Ma petite Calade

Installe-toi, ma petite Calade, dégourdis tes ruelles adjacentes, étends tes demeures, c’est l’heure, 20h30, ton café va fermer, laisse-le aussi se reposer si tu veux qu’il rouvre demain. Retourne-toi.

Des tensions, je les sens, parcourent le cheminement de tes pas, « J’ai bien travaillé aujourd’hui, mais je n’ai pas fait ce que j’aurais dû faire… », « Gisèle, cette salope, n’a rien trouvé de mieux à faire que de coucher avec Michel ! », « Des roses, Monsieur ? », voilà les quelques empreintes laissées par ce jour.

J’appuie pour les apaiser, respire et détends-toi. Tu es allongée sur ton flanc, alors les gens, les objets, leurs habits, leurs voix susurrent de côté ce qu’ils n’ont pas exprimé, les fumées de cigarettes déroulent leurs pensées cachées, leurs jambes en surplomb de ton sol décomptent le temps avec le jour suivant en joue. Sois indulgente, ou plus intelligente, perçois ta grande Histoire derrière leurs petites.

Les boutiques ferment, tes paupières s’abaissent, le chant d’une mauvaise musique rentre dans tes coulisses, quoi d’autre qu’une symphonie à ton adresse ?

Sous tes pierres, d’autres strates réclament que tu tournes les pages précédentes. Hier, la semaine précédente, 2017, le 20e, le 19e, ton théâtre, les Lumières et le Moyen-Âge, ne t’inquiète pas, ton ciel n’y était pas moins éclairé, ton centre moins visité.

Ce jour-là, la foule s’était réunie, il y avait tissus rêches et une lettre écarlate, les caractères étaient austères montés pour la femme à la lettre qui patientait face au gibet, les sorcières attendaient de voir de quel balai l’une d’entre elles serait exterminée. L’on disait, l’on se demandait : « Avec qui a-t-elle fauté ? », « Lui, lui, lui ou lui ? », il y avait plus de fautifs que de fautes, mais seule la faute de la sorcière comptait. Dans l’aparté que la femme entretenait, les yeux clos, avec elle-même, il n’y avait pas de place pour les langues répertoriées, c’était une grammaire, des cris de vache, tout ça inusités. La femme voulait inventer, tourner la page par curiosité, entendre avant de placer sa tête dans la corde si le jugement de l’autre côté serait aussi miséreux que celui ici-bas. Ici, les verres choquaient, les peaux suintaient, les gens glissaient les uns contre les autres comme si le temps déroulait sa substance toujours plus avant. Ce qu’il fit, ma petite Calade. Et de son malheur à elle, rien.

Le mot de « rien », ma petite Place, t’effraie, les pas, te dis-tu, ne comptent pas finalement, ils effacent par leur grand nombre. Mais allons, tourne la page comme je t’ai dit, et… écris. Tout cela a existé, mais tu es la seule à pouvoir en témoigner, cela ne tient qu’à toi, qu’à la persuasion de tes rêves, ta lumière vacille, tu y retournes, les voix s’estompent, les vélos ne sont pas encore inventés, Gilles n’affiche pas plus de bonhomie que de chemise en jean, Gilles n’existe pas, les cigarettes ne se donnent pas, à chacun sa tabatière, chacun son cancer. La femme ouvre ses yeux, on prédit que sa langue a repris de sa clarté, mais la femme n’en a soudain que couic de ce gibet qui souhaite l’interrompre à jamais, elle ne lui dit rien à cette heure alors qu’elle souhaitait juste avant réclamer sa clémence. Elle s’en approche, porte son regard à travers lui et perçoit ce qu’elle seule peut y percevoir. Ses yeux ronds témoignent. Voit-elle la Mort ? Voit-elle la page suivante ? Les costumes figés contraignent les corps à même tension. Que voit-elle ? Enfin sa langue concède à s’exprimer :

« Des gens sont attablés à un bar.

Des arbres rachitiques surplombent d’immenses pots.

Un mot, Culinarion, et qu’est-ce qu’un Culinarion ? Hé, vous autres, savez-vous ? »

Les manteaux s’interdisent même de penser. Car la Mort, est-ce la Mort ? Culinarion est-il la Mort ? La femme à la lettre écarlate jouit-elle d’une Mort particulière qui répondrait au nom de Culinarion ?

Elle insiste :

« Quelques gens attablés écrivent, ils regardent tout, ils ne regardent rien.

L’un d’entre eux louche dans ma direction, avec un air apitoyé.

Puis il regarde derrière moi. Que voit-il ? Oh, un théâtre…

M’imagine-t-il sur une scène, vous autres ? Suis-je son personnage ?…

Et vous autres, qui êtes-vous ?

Il se retourne et demande : Gilles, Gilles, une bière, s’il vous plaît ! »

Ma petite Place, ma petite Calade, c’est une amertume qui vient de se boire, c’en est une de plus que tu oublieras après l’avoir avalée. Tu es endormie maintenant. À demain, à la semaine prochaine, au 22e siècle, au millénaire suivant.

Cet article a été publié dans Saison 4 (2018-2019). Ajoutez ce permalien à vos favoris.

2 commentaires pour Ma petite Calade

  1. atelierlel dit :

    Il y a un univers dans cette petite place. Peut-être même un multivers.

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  2. FabaFalbala dit :

    Tout un univers oui ! Entre la salope, la fautive, la pendue, la sorcière, la cuisinière, la morte… la femme a la part belle ! Bravo ! 🙂 quel sens de la théâtralité !

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